Vers l'horizon

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« Petites histoires à veiller couché » de Benoît Piedboeuf par Savina Gillès de Pélichy


"Un Dîner en Bateau", par Akira YOSHIMURA par Isabelle Regout

En déambulant dans ma librairie préférée, j’ai à nouveau fait une halte au Pays du Soleil Levant pour
jeter mon dévolu sur Un Dîner en Bateau, recueil de nouvelles écrites par Akira YOSHIMURA (1927-
2006) et traduites par Sophie Refle. Son roman le plus connu à l’étranger est Le Convoi de l’Eau.


Ces dix nouvelles sont autant de souvenirs, vraisemblablement autobiographiques, racontés avec
une apparente simplicité. Ils ont trait à des petits riens de la vie, à des retrouvailles avec un ancien
camarade de classe, un court séjour en clinique, une visite à un oncle ou une escapade dans la
campagne tokyoïte. Vous vous laisserez emporter facilement dans ces courts récits.


Derrière chacune des nouvelles dont les histoires s’échelonnent entre la jeunesse et le grand âge du
narrateur, on devine les meurtrissures laissées par plusieurs années de guerre. Il y a la nostalgie des
temps d’avant, la mélancolie mais aussi la tristesse devant tant de destructions et de souffrance. La
guerre, même des décennies après sa conclusion, reste prégnante, elle est constitutive de la pensée
de l’auteur, elle reste dans ses propos, ressurgit dans ses pensées quand une odeur, un bruit, une
sensation l’effleure.


Fumée de charbon (la deuxième nouvelle) évoque la faim intense et la misère qui ont régné à Tokyo
dans les mois et les années d’après-guerre.


Sur mon trajet jusqu’à Ochanomizu, je croisais de nombreux sans-abris et enfants des rues, et j’avais
vu plusieurs fois les corps sans vie de victimes de la faim sur le trottoir. Ma vie me paraissait trop
facile par rapport à l’époque, et cela me donnait des complexes. Certes, je m’occupais du bureau aux
côtés de cette jeune fille, mais elle faisait l’essentiel et j’étudiais en cachette mon carnet de
vocabulaire ou le dictionnaire de langue classique que je dissimulais dans un tiroir. Ma mère était
morte de maladie l’été de l’année précédente, mon père hospitalisé pour des problèmes hépatiques,
et je vivais aux crochets de mon frère. Si j’avais dû survivre en me nourrissant exclusivement avec les
tickets de rationnement, j’aurais souffert de la faim. Grâce à mon frère et à ma belle-sœur, je
bénéficiais de trois repas par jour, et j’avais conscience de ma dette à leur égard. Je m’étais porté
volontaire pour aller chercher du riz dans l’espoir d’atténuer mon sentiment d’être un pique-assiette.
La pénurie est omniprésente et la contrebande fonctionne sous forme de troc : vêtements de coton
contre sacs de riz. Mais gare à qui se fait prendre ! Dans ce pays déshonoré par la défaite, on ne
badine pas avec la loi.


Une heure plus tard, une vive agitation s’empara de notre voiture lorsque le train fit halte dans une
gare proche de la rivière Tone. Je secouais Hisano par l’épaule pour le réveiller. Le quai offrait une
vision terrifiante : du riz s’amoncelait en tas sur des nattes, à côté de sacs à dos et de pièces de tissu
vides. Les policiers qui les surveillaient regardaient dans notre direction. Les passagers du train
précédent avaient été contraints d’en descendre, et leur riz avait été saisi. Hisano pâlit. Je cachais
mon sac sous mes jambes en observant les policiers à la dérobée. La satisfaction du travail bien fait se
lisait sur leurs visages, et ils ne nous fixaient pas d’un œil suspicieux. Un brouhaha joyeux monta dans
le wagon lorsque le train repartit après cet arrêt qui nous parut long. Mon camarade esquissa un
sourire crispé, et répéta plusieurs fois que le boulet n’était pas passé loin. Nous aurions tout perdu si
nous avions pris le train précédent.

 

La confiance, les scrupules, la peur, la chance sont autant de thèmes qui traversent ces nouvelles
dont le phrasé est fluide et léger. La mort est également souvent évoquée. Avec distance,
presqu’avec froideur. Les descriptions sont parfois d’une telle précision qu’on croirait l’auteur issu
d’un croisement entre un généalogiste et une cartographe !

 

Cette écriture très maitrisée révèle une grande maturité. Akira YOSHIMURA construit son récit entre
passé et présent par touches impressionnistes qui esquissent un pays, ses croyances, ses
contemporains. C’est incontestablement sombre, mais le noir a de belles nuances.
Pour moi, une nouvelle facette de la littérature japonaise.

 

Paru chez Actes Sud en novembre 2020, 220 pages.


10/06/2021
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« Petites histoires à veiller couché » de Benoît Piedboeuf par Savina Gillès de Pélichy

« Petites histoires à veiller couché » de Benoît Piedboeuf, éd. Weyrich, 2020, 223 p, illustration Yves Piedboeuf.  Par Savina de Jamblinne

 

« Passager curieux de notre temps, boulimique de l’autre comme de l’art, la vie sociale et la politique, Benoît Piedboeuf écrit dans le refuge intime du soir et de la nuit.  Ce premier recueil de nouvelles rassemble des textes émouvants qu’il a sortis de son imaginaire, inspirés de ses rencontres et de ses expériences de la vie et de la mort.  Ce premier tome en appelle d’autres. » (4ème de couverture)

 

La première découverte fut celle d’un recueil de nouvelles à la couverture blanche, blanche comme de la neige gaufrée, onctueuse, proposant à la main une caresse avant de s’ouvrir à un monde d’histoires merveilleuses.  On le devine, par les illustrations et le soin apporté à la couverture, que nous allons pénétrer une atmosphère spéciale et fine.

 

Les premières lignes de l’auteur ne nous déçoivent nullement.  A pas feutrés, la découverte de personnages plus profonds les uns que les autres nous touchent et nous bousculent.  Ce qui frappe au premier abord, c’est que cet univers ressemble, par sa naïveté cachant une profonde gravité, parfois même dramatique, que cet univers ressemble étrangement au Petit Prince de Saint-Exupéry.  Les deux auteurs ont su raconter, à la manière des conteurs, comme si nous étions assis autour d’un feu de camp, et à voix basse, la vie des personnes qui parcourent le monde, le frémissement de leurs cœurs, les émotions de leur âme.

 

Tous deux ont perçu dans leur entourage, avec les gestes quotient et les vies simples, parfois douloureuses, l’humanité qui les imprègne.  Ce recueil de nouvelles est écrit avec tact et délicatesse et représente le regard d’un homme doté d’un grand humanisme qui parcourt ses relations humaines sans juger et en tentant de comprendre leur pulsion de vie la plus intime.

 

Le Petit Prince parlait avec douceur, presque en chuchotant, et nouait des liens en apprivoisant, aimant jusqu’aux larmes sa rose dont il prenait soin, comprenant que les épines étaient une manière de protéger une âme trop sensible ou un cœur trop fragile.  De même, Benoît Piedboeuf, Petit Prince des temps contemporains, nous entraîne dans les sillons de ses roses et de ses renards, nous ouvrant à l’amour de la vie et à son accueil, quelque soit notre vécu parsemé de malheurs et de joies.

 

16 nouvelles dont je ne présenterai que quelques extraits pour ne pas griller tout le livre.

Dans « Anatole », sans doute la nouvelle qui me touche le plus, nous avons affaire à un SDF qui, au fil de ses pérénigrations, découvre les coulisses, la chaufferie, les canalisations, d’un lieu de concert de musique classique.  Pour écouter ses concerts, il réussit à se procurer un vieux smoking et à chaque représentation, s’habille en circonstance pour écouter, pour déguster, les notes divines.  Jusqu’au jour où il est découvert car il rangeait les couverts après avoir terminé les encas des artistes.

 

P41. « Ne vous effrayez pas : je vous ai découvert depuis longtemps, mais moi aussi j’aime la musique, et je ne vous ai pas dénoncé.  Un homme qui prend la peine de mettre un smoking, seul, dans une cave, pour partager secrètement un concert, mérite tout mon respect ».

 

Plus rocambolesque est la nouvelle « Robert », où une touche de folie nothombienne nous amuse et nous émeut en même temps.  Jean-Pierre rencontre un monsieur tout le monde, qui se présente comme un génie, et qui ose proposer de ressusciter son ami Robert sous forme humanoïde.  Un délicieux dialogue sur le sens de l’humanité s’engage entre les deux amis retrouvés :

 

P167 : « J’ai dit « presque », J-P !  Parce qu’il nous manque ce petit supplément d’âme, cette imperceptible légèreté magique, cette fantaisie qui surgit sans aucune rationalité, sans explication logique, et qui vous rend si attachant, si magnifiquement créatif, inventifs, imprévisibles.  Notre cerveau est toujours dérouté par cette créativité qui ne correspond à aucune logique.  Nous la prenons comme un fait et nous gérons avec .  C’est la même chose, par exemple, si nous ingurgitons.  Nous ne pas avoir un comportement qui varie en fonction du nombre d’Orval que l’on boit … »

 

Chaque nouvelle doit se boire soit comme un bon verre d’Orval, soit comme un vin dont le liquide se pose sur la langue.

Couché dans son lit, ou au coin du feu, l’amour de l’homme et de l’humanité nous rejoint imperceptiblement.

 


15/04/2021
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